Internet en 4 erreurs

Parce qu’il leur fait souvent ombrage, qu’il menace leur revenu et parce qu’il permet des usages parfois semblables à ceux des médias de masse, Internet est souvent compris comme un média. Erreur #1.

Parce qu’il permet le transport de la voix comme le fait le téléphone, que le courriel remplace de plus en plus le courrier, que la pièce jointe a pratiquement éliminé l’utilité du fax et que les vidéoconférences se font désormais sur le web, Internet est souvent compris comme un outil de télécommunications. Erreur #2.

Parce qu’il permet d’acheter des livres en ligne et d’y faire son épicerie, que n’importe quel citoyen peut négocier des actions en bourse depuis son salon et que la plupart de nos comptes peuvent être payés en ligne, Internet est souvent compris comme un outil de transactions. Erreur #3.

Parce qu’il permet le partage de nos agendas, que des collaborateurs peuvent participer à la rédaction de rapports à distance, que des scientifiques peuvent partager leurs bases de données et que des amis peuvent planifier une fête sur les réseaux sociaux, Internet est souvent compris comme un outil de télé-collaboration. Erreur #4.

Bien qu’il soit à la fois média, outil de télécommunication, outil transactionnel et de télé-collaboration, Internet ne peut être réduit à l’une de ces définitions. Qu’est-il vraiment alors?

Le réseau qui avait une architecture ouverte

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Cet extrait est tiré d’un travail sur les groupes
d’intérêt américains et leurs tactiques. PDF

La découverte de l’électricité mena à celle de l’électromagnétisme et à l’invention du télégraphe. Plus tard, on découvrit qu’il était possible de transformer une source sonore ou lumineuse en ondes radioélectriques analogues. Le transport de ces signaux analogiques par câble ou par ondes hertziennes devint la base de nos moyens de communication électronique. Le téléphone, le CB (Citizen Band), le fax, la radio et la télévision sont issus de ces découvertes.

Les avancées de l’informatique permirent de faire subir une deuxième transformation aux signaux en les convertissant d’une forme analogique à une forme numérique1. C’est au transport de ces données numériques qu’il faut associer Internet et non aux outils qui sont et seront développés par la suite. Internet est au courriel, au web ou à la voix par IP2 ce qu’a été le transport de signaux analogiques pour le téléphone, la radio et la télévision : une nouvelle façon de communiquer entre humains marquant le début d’une série d’innovations.

Si Internet n’était qu’un simple réseau de transport de données numériques, il est peu probable qu’il aurait suscité autant d’attention. En effet, d’autres réseaux transportent des données numériques. C’est le cas de la télévision par câble ou par satellite et aussi de la radio. Bien qu’ils aient apporté quelques nouveautés comme l’enregistrement d’émissions sur terminal numérique plutôt que sur VHS ou le visionnement de films sur demande, ces innovations représentent tout au plus une évolution des systèmes de communication et non une révolution.

La popularité d’Internet qu’on surnomme le réseau des réseaux a deux sources. La première est un préalable qui nous semble évident: la miniaturisation et la baisse des coûts des ordinateurs personnels (PC). En effet, jusqu’à l’arrivée du PC dans les maisons, Internet dormait dans les laboratoires universitaires. Les premiers systèmes de messageries électroniques furent inventés en 1965 et le courriel tel qu’on le connaît avec son « @ » si distinctif fut conçu dès 1972. Le protocole TCP/IP, la base d’Internet, fut quant à lui mis sur pied en 1974. Ce n’est que deux décennies plus tard, lorsque les réseaux universitaires s’interconnectèrent et s’ouvrirent sur des réseaux commerciaux et que le PC bon marché fit son entrée rapide dans les maisons que le potentiel d’Internet fut révélé au grand public3.

C’est donc une condition externe, l’arrivée massive du PC dans les maisons, qui a lancé Internet dans l’arène publique. Son évolution rapide et le niveau d’innovation phénoménale qu’on y retrouve sont toutefois dus à une deuxième variable : son architecture ouverte.

Loin de n’être qu’une simple considération technique, l’architecture ouverte d’Internet présente un intérêt majeur pour les sciences sociales et économiques. Ce réseau repose sur des fondations faisant partie du bien public. Ses protocoles de communication les plus importants, tels que le TCP/IP (base du net), le UDP(transfert de paquets), le HTTP (web), le SMTP (courriel) et le FTP (transfert de fichiers) sont tous libres de droits d’auteur. Très peu de pays imposent des réglementations limitant leur usage ou exigeant une licence d’exploitation comme pour la radio ou la télévision.

Lawrence Lessig, professeur de droit à l’Université Stanford décrit ainsi la singularité de ce nouveau réseau au pays de la propriété privée et du capitalisme:

« …its success grew out of notions that seem far from the modern American ideals of property and the market. Americans are captivated by the idea that the world is best managed « when divided among private owners » and when the market perfectly regulates those divided resources. But the Internet took off precisely because core resources were not « divided among private owners. » Instead, the core resources of the Internet were left in a « commons. » It was this commons that engendered the extraordinary innovation that the Internet has seen. »4

L’impact de cette architecture ouverte pour la société civile et les groupes d’intérêt public est énorme, car elle a permis une panoplie de services gratuits et ouverts. Considérons quelques exemples. Que serait le courriel si son utilisation ne reposait pas sur des protocoles libres de droits? Premièrement, des logiciels de courriel tels qu’Outlook Express, Hotmail, Gmail, Thunderbird ou Mail devraient obtenir et payer des droits d’utilisation pour cette technologie, lesquels seraient ensuite refiler au consommateur. L’envoi de courriels pourrait aussi être facturable, comme ce fut le cas pour le télégraphe et les appels interurbains, et seuls des organismes fortunés pourraient se permettre des envois massifs à des listes de diffusion de plusieurs milliers d’internautes. Fiction? Pas du tout. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à penser à la messagerie SMS (texto) développée pour les réseaux privés des fournisseurs de services cellulaires. Chaque SMS envoyé est soit facturé à la pièce ou dans un forfait. Des groupes d’intérêt moins fortunés pourraient-ils s’offrir un site web s’ils devaient payer des redevances à l’inventeur du « World Wide Web »5? Comment de jeunes étudiants auraient-ils pu développer les Twitter, Yahoo, Google ou Facebook s’il leur avait fallu débourser des milliers pour avoir accès au code source des protocoles sur lesquels repose Internet?

On prend aujourd’hui pour acquis que n’importe quel groupe de citoyens peut avoir accès à une multitude de services gratuits sur Internet pour organiser ses activités, communiquer avec ses membres, s’informer sur divers sujets reliés à sa cause ou organiser une manifestation, mais si Internet avait connu un modèle de développement semblable aux médias de masse, il est fort probable qu’on aurait assisté à une guerre de standards et de format incompatibles entre eux et potentiellement à la victoire d’un monopole ou d’un oligopole formé d’un nombre restreint d’entreprises contrôlant le réseau, le développement des technologies, l’accès au contenu ainsi que sa facturation. Pour protéger l’intérêt public, l’état américain aurait dû réglementer comme il l’a fait pour la radio et la télévision. Des tentatives pour garder des abonnés captifs6 ou utiliser une position de leader pour fermer l’accès à la concurrence7 ont toutefois été tentées, mais jusqu’à maintenant Internet est demeuré un réseau neutre et ouvert.

En 15 ans, Internet est passé d’une curiosité utilisée par des ados boutonneux et des universitaires à un réseau grand public. Selon l’UIT, une institution spécialisée des Nations Unies pour les technologies de l’information et de la communication, le taux de pénétration d’Internet serait de 77,3 % aux É.-U. Les Américains y passent en moyenne 15 heures par semaine. Forrester observe que de 2004 à 2009, le temps passé sur Internet a augmenté de 117 %. Cette augmentation s’est faite au détriment des journaux (-17 %), de la radio (-18 %) et des magazines (-6 %). Le seul média n’ayant pas été touché est la télévision (0 %)8.

 

Références
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1 Ironiquement, le télégraphe et le code Morse sont considérés comme les premières communications « numériques » du fait qu’ils interprétaient le langage en le codifiant plutôt que par analogie comme les ondes radioélectriques du téléphone.

2 Système téléphonique utilisant Internet. En anglais : VOIP (Voice Over Internet Protocol )

3 « Internet – Wikipedia, the free encyclopedia. » http://en.wikipedia.org/wiki/Internet#History.

4 Lessig, Lawrence. « The Internet Under Siege. » Foreign Policy (Décembre 2001): 56-65.

5 Tim-Berners Lee, l’inventeur du web, rendit son invention gratuite et libre de droits. Le consortium chargé de fixer les standards du web s’assure que toutes les nouvelles technologies introduites soient également libres de droits. http://www.w3.org/Consortium/Patent-Policy-20040205

6 AOL est reconnu pour ses pratiques visant à garder ses utilisateurs captifs de ses services et logiciels,notamment, à la fin des années 90 en utilisant sa position de leader en messagerie instantanée (IM et ICQ) pour empêcher ses utilisateurs de communiquer avec le monde extérieur. « 20 Years of AOL Annoyances and Foul-Ups – PCWorld. » http://www.pcworld.com/article/163935-2/20_years_of_aol_annoyances_and_foulups.html.

7 Netscape et Internet Explorer ont tour à tour utilisé la popularité de leur fureteur pour s’éloigner des standards du web et amené sur le marché des technologies propriétaires incompatibles avec les autres fureteurs.

8 « Google I/O: The Web Is Killing Radio, Newspapers, Magazines, And TV. » http://techcrunch.com/2010/05/19/google-web-growth/.